Germigny-l’Exempt : le témoignage de François Auvity
"Monuments du Moyen Âge et du XVIe siècle
Topographie historique du bourg"
(édition critique: voir en notes)
La ville de Germigny-l’Exempt était, au temps de la féodalité, fortifiée par une double enceinte de murs et fossés reliés à une citadelle ou grosse tour. Tout d’abord, la première enceinte, comprenant l’église et la citadelle, ne renferma qu’une étendue de deux hectares. Postérieurement, cette surface fut augmentée et entourée d’une seconde enceinte, par suite de l’accroissement de la population. Le nouveau périmètre, encore bien accusé sur certains points, n’est pas visible partout.
Il embrasse quatre hectares environ, au lieu de deux hectares qu’entourait la première enceinte ; il comprend quelques maisons du XVe et du XVIe siècles. Nous traçons cette double enceinte en pointillé sur notre plan topographique du bourg. La route de La Guerche sortait des murailles par une porte flanquée de deux tours dont le souvenir subsistait encore il y a soixante ans [1] ; ces murailles contournaient le jardin de la maison Dubois, le presbytère, passaient à environ trente mètres à l’Ouest de l’église, dans l’enclos de la cure et dans le jardin Auvity, et, après avoir passé le long du jardin Bougrat, allaient aboutir à l’angle des maisons Massé et Bougrat où se trouvait une porte d’entrée détruite vers 1860. De là, elles longeaient la cour de la maison Massé, les jardins André-Chamignon et venaient aboutir à la citadelle.
Le quartier dit «Cul-de sac» était appelé jadis: «Place de la citadelle»; la cour de M. Massé : le jardin de la terrasse, et la tour carrée était appelée: « Grosse tour ou Tour des Fiefs ». La seconde enceinte s’étendait, ainsi qu’on peut le voir d’après le plan à l’Ouest du clocher, dans la Font Gimut et dans le pré Bernard-Neiret. Cette seconde enceinte dut se construire à la fin du XIe siècle ou au commencement du XIIe [2]. Cette époque, en effet, est caractérisée par un grand progrès social. Paysans et bourgeois commencent à se remuer…, les villes surtout entrent en effervescence. Le principe de ce mouvement est d’améliorer le sort du plus grand nombre, de payer moins et de gagner davantage. De ce mouvement sortiront les affranchissements. L’amélioration des classes ouvrières et de la bourgeoisie s’accentue…, les seigneurs sont obligés de céder… ; c’est la marche en avant du progrès social…, la population des centres anciens s’épaissit…, on déserte volontiers la campagne pour la ville…, de là, à cette époque, création de faubourgs, agrandissement des enceintes. Ainsi en dut-il être au XIIe siècle pour Germigny-l’Exempt [3].
Murailles
Il existe encore aujourd’hui des pans de murailles assez bien conservés. Le presbytère est adossé à l’un d’eux. A cet endroit, l’épaisseur est de deux mètres soixante. On a creusé à l’intérieur des cabinets de toilette attenants à la chambre principale du presbytère.
Fossés
A en juger par la dépression du terrain, les fossés devaient avoir quinze mètres de largeur ; trente mètres en certains endroits. Un puits creusé sur leur emplacement a permis de constater que le terrain remué offrait là une profondeur de six mètres, d’où l’on peut conclure que les fossés devaient avoir cette même profondeur. Les murailles n’ont presque pas de fondations. Elles ont dû être construites avec les moellons extraits des fossés. Ces moellons étaient en talus sur les murs et leur servaient d’appui dans une certaine mesure. Cette muraille se soudait à la citadelle.
La grosse tour
Cette tour était désignée sous le nom de tour des fiefs. Elle était ainsi appelée parce que, de cette tour, selon l’usage, étaient censés relever tous les fiefs mouvants de la châtellenie ; elle résumait en quelque sorte le fief dominant; elle était, suivant l’expression des coutumes: « le lieu où il était assis » et c’était à sa porte qu’il fallait se présenter pour accomplir la cérémonie de l’hommage. De là, le nom de tour des fiefs que lui donnent divers actes.
C’était une grosse tour carrée de quinze mètres de côté, ainsi qu’en témoigne le plan cadastral et la matrice; masure et maison : deux ares vingt-cinq centiares. Elle avait encore une hauteur de près de vingt-cinq mètres lorsqu’elle fut démolie vers 1860. Nous en donnons le dessin exécuté d’après les indications de plusieurs personnes qui l’ont vue dans leur jeunesse. Cette vue, prise de l’intérieur du bourg, montre son aspect Sud. On remarque qu’il n’y a pas de fenêtres à cette face; il en existait deux à la face opposée. Les murailles, d’une très grande solidité, avaient trois mètres d’épaisseur. Les décombres remplissaient la cour à tel point qu’une maison avec jardin avait été établie au sommet à l’abri des pans de murs. On accédait à cette maison par un sentier montant le long du talus et des décombres extérieurs de la tour. A l’intérieur de la tour, se trouvait un puits maintenant comblé, mais dont l’emplacement est encore accusé par une légère dépression de terrain.
L’emplacement de la tour est occupé aujourd’hui par une grange avec une cour devant cette grange. La démolition a duré plusieurs années et la solidité des murs a souvent découragé les ouvriers. Les produits de cette démolition ont servi à empierrer le chemin qui passe devant l’emplacement de cette tour et qui conduit au village de la « Grenouille ». A l’Ouest et au Nord, jusque dans le voisinage de la tour, les fossés se confondaient probablement avec le lit de la rivière du Luisant dont les eaux pouvaient être facilement retenues pour contribuer à la défense.
Cet énorme donjon carré était assis, comme nous l’avons déjà dit, sur un monticule de terre. Ce n’était qu’une partie du château, réputé le meilleur de tous ceux que possédaient les sires de Bourbon. Dom Bouquet, dans ses grandes chroniques de France, rapporte qu’au XIIIe siècle, on le considérait comme tel. « Le meillor chastel qu’il (Seignor de Borbon) avait, Germain estait aopelez ». Suger, dans la Vie de Louis Vl le Gros, parle du château de Germigny-l’Exempt comme de la «plus forte place du baron rebelle ». Ses fortifications puissantes pouvaient lui permettre de résister aux attaques et de se préserver des surprises. Aussi, Germigny-l’Exempt est-il considéré comme une place très forte : « Germaniacum munitissimum castrum », lisons-nous en date de 1099, dans les archives de l’abbaye de Fontmorigny. Aussi, sera-ce dans ce château si bien fortifié que se réfugiera le sire de Bourbon, Aymon Vaire Vache, pour s’abriter contre l’armée puissante de Louis VI le Gros. Hélas! il ne manquait à ce château pour être imprenable que d’être perché sur un rocher au lieu d’être construit sur une légère éminence au milieu de la plaine. Le castrum munitissimum ne tint pas devant l’armée de Louis VI et le Sire de Bourbon dut se rendre, d’après les auteurs du Nivernais [4].
A quelle époque fut détruit ce château-fort ? Le fut-il par les Anglais ou par les protestants durant les guerres de religion ? Certains auteurs prétendent qu’il le fut par les Anglais au début du XVIe siècle. C’est possible. D’autre part, nous savons par l’intéressant travail de M. de Brimont sur les guerres de la Réforme en Berry, que plusieurs châteaux aux environs de Germigny-l’Exempt furent rasés par les protestants, durant cette période des guerres de religion. Le château de Germigny-l’Exempt eut-il le même sort? C’est encore fort possible [5]? Ce qui est certain, c’est qu’en 1557, il n’existait plus. A cette époque, en effet, il n’est nullement signalé par de Nicolaÿ. En 1557, de Nicolaÿ faisait paraître son ouvrage intitulé : Vraye et générale géographique description du pais, élection et duché de Berry. Or, dans la carte très minutieusement dressée qui illustre ce magnifique volume, l’auteur a dessiné les châteaux et églises existant alors. Les châteaux de Sagonne, Bannegon, Meillant, La Guerche, etc… s’y trouvent. Germigny-l’Exempt n’a plus que son église. De château, pas de trace. De plus, de Nicolaÿ, dans un autre ouvrage : Générale description du Bourbonnais (1569), dit en parlant de Germigny-l’Exempt : « Germigny-l’Exempt est au nombre des dix-sept châtellenies du Bourbonnais, anciennement ville close accompagnée d’un beau château-fort, le tout de fort longtemps ruiné par les guerres. »
On peut, à l’aide de documents, se faire une idée assez exacte de ce qu’était le donjon de Germigny-l’Exempt. De ces donjons antiques, il en existe encore six assez bien conservés sur notre sol de France. Dans les régions de plaines — c’est le cas pour Germigny-l’Exempt — les donjons étaient tout simplement des tours massives carrées ou rectangulaires [6]. Elles étaient appuyées d’épais contreforts, percées de fenêtres rares et étroites, placées au premier étage. Pour y accéder, il fallait une échelle mobile ou un pont volant. Au sommet, point de créneaux ni de mâchicoulis. A l’intérieur, trois ou quatre étages mais sans voûtes, séparés par de simples planchers. On montait d’une salle à l’autre par un petit escalier pratiqué dans un angle de la muraille, ou même, système plus primitif, la communication se faisait par une trappe. Le plus ancien donjon de cette espèce est peut-être celui de Langeais (Indre-et-Loire) bâti, dit-on, par Foulques Nerra. Tels encore ceux de Loches, vingt-cinq mètres sur quinze de largeur et quarante-cinq mètres de hauteur ; de Montrichard (Loir-et-Cher) ; de Domfront (Orne).
Portail de la ville
En 1830, il existait encore un portail de ville au milieu de la grande rue, entre les maisons Massé et Bougrat. Ce portail fut démoli cette même année par les soins du maire, à la sollicitation des habitants, parce que, dit le procès-verbal, il menaçait ruine, au point que journellement il s’en détachait des pierres «qui pouvaient occasionner de graves accidents», moyennant la modique somme de cent cinquante-trois francs trente-cinq et l’abandon de la meilleure pierre et du sable « eu égard à la difficulté qu’offraient la démolition et le transport de ses débris » (Arch. municipales ; Procès-verbal). Les ruines d’une seconde porte de ville à la croisée du boulevard Gambetta et de la route de la Chapelle-Hugon, près des écuries de la maison Massé, ne sont complètement disparues que depuis 1857. On n’a aucun souvenir des autres portes. Cependant ma grand-mère Anne-Marie Darsaut, femme Lhardy, morte en 1893 à l’âge de quatre-vingt-dix ans, m’a certifié avoir vu une autre porte de ville Sud [7]; c’est là d’ailleurs que devaient aboutir les fortifications de la seconde enceinte de la ville. Notons également que le chemin d’accès par le Nord devait être rendu très difficile par le Luisant et les marécages qu’il formait en cet endroit. D’après les auteurs du Nivernais (Achille Allier), on entrait dans la ville par une porte flanquée de deux tours [8].
Le remblai et le pont actuels datent seulement de 1845, époque de la construction de la route de La Guerche à Germigny-l’Exempt. Auparavant, il n’existait qu’une passerelle pour les piétons. Les voitures passaient à gué.
La conciergerie
Un corps de logis, situé près de la porte de ville vers la Chapelle-Hugon, s’appelait la conciergerie. Dans l’inventaire des biens de la Marquise de Bonneval, propriétaire de Châteaurenaud, inventaire dressé à la Révolution, il est question de cette conciergerie. Elle servait de prison et, à l’époque révolutionnaire, était occupée par le nommé Malet, « lequel déclare être logé gratuitement, à la charge par lui d’avoir soin des prisonniers » (cf. Archevêché. Q.358). La conciergerie se trouve derrière la maison Couillebeau.
Maisons des XVe et XVIe siècles
Il y a quelques maisons des XVe et XVIe siècles. Citons la maison de Mme Roger appartenant actuellement à Mlle de Crèvecœur, (ndle: c.-à-d. la châtellenie) la maison André (ndle: cour intérieure, accès rue de la Citadelle) et quelques autres, dont la maison Auvity [9]. Dans la maison de Mlle de Crèvecœur, ancienne maison Roger, habitait jadis le châtelain. Cette maison comprend un escalier de pierre en pas de vis, deux grandes salles avec grandes cheminées monumentales et de grandes croisées avec meneaux en pierre, supprimées depuis longtemps. A l’intérieur des fenêtres et dans les angles sont ménagés des sièges en pierre permettant de regarder dehors. La charpente très vieille et fort solide est très bien faite. L’ensemble date du XV ou du XVIe siècle. La maison André est assez curieuse par ses tours et son escalier de pierre en pas de vis. La maison Auvity n’a de style que dans la porte d’entrée. Sur l’un des jambages d’une fenêtre, on pouvait lire ces deux inscriptions latines ; à la date de 1778: « Si peccare vis, quoere ubi te non videat Deus » [10] (Saint Augustin). Si tu veux pécher cherche un endroit où Dieu ne te verra pas. — « Maria, O nomen sub quo nemini desperandum ». Marie, O nom qui chasse tout désespoir (saint Bernard) [11].
Notes
[1] C’est ici l’intérêt capital de ce document d’Auvity: natif de Germigny-l’Exempt, le prélat a pu recueillir les témoignages des anciens du village concernant les fortifications. Cette enquête est à la fois unique et sérieuse, donc infiniment précieuse. Malheureusement pour Auvity, l’histoire – et même, à notre grand étonnement, l’iconographie religieuse et le latin – ne sont pas son fort, aussi aurait-il dû strictement s’en tenir à son programme de reconstitution plutôt que d’improviser des leçons sur ces sujets. Cette reconstitution est du reste si utile qu’elle a fait l’objet d’un authentique plagiat par René Germain qui, dans son Chartes de franchises – produit déplorable d’une souscription à laquelle les Germinois ont eu tort de participer –, est allé jusqu’à littéralement décalquer la carte de la main d’Auvity, mais sans citer l’auteur, suggérant ainsi par omission qu’elle serait de lui.
[2] Elle datait plus vraisemblablement du début du XIIIe siècle. Voir les passages des Trois Deniers de Gaspard consacrés à ce sujet.
[3] « Payer moins et gagner davantage » (!), « le sort du plus grand nombre » (!), « classes ouvrières » (!), « marche en avant du progrès social » (!!), les anachronismes les plus invraisemblables se bousculent ici chez Auvity qui transpose au Moyen Âge un mélange très « Années folles » du paradigme pastoral du « Ralliement » de Léon XIII à la démocratie libérale et de la doctrine sociale de l’Église prêchant la coopération capital-travail au nom du « progrès ». C’est le credo de la bourgeoisie bien-pensante sous la IIIe République qu’on retrouvera dans la Charte du travail de Pétain (dont Auvity sera le dévoué serviteur). Évidemment, il n’y avait pas, au XIIe siècle, de « société » au sens moderne – laïque, capitaliste, égalitariste, individualiste – et encore moins de « social ». Le capitalisme était inconnu. Quant à l’idée de « progrès social », elle est parfaitement absurde s’agissant du Moyen Âge.
Qu’est-ce que la « société » au Moyen Âge ? Comme Guy Fourquin l’a rappelé dans Les Soulèvements populaires au Moyen Âge (1973), la société médiévale est une « société acceptée » héritée de l’Antiquité européenne où le rôle de chacun est inscrit dans l’ordre naturel et s’avère, en termes chrétiens, nécessaire à l’économie de la Providence. Cette société n’est ni libérale ni individualiste, mais fortement communautariste et organique. Il n’y a donc aucune immoralité ni aucune injustice à assumer une tâche ingrate si elle est nécessaire au groupe. La justice est celle du droit naturel, mais aucunement au sens moderne des « droits de l’homme ». Ce qui est juste, c’est ce qui est conforme à l’ordre naturel, donc au bon fonctionnement organique des communautés. Les soulèvements du Moyen Âge ont presque exclusivement pour origine des insurrections fiscales contre des « mauvaises coutumes », c’est-à-dire des impôts abusifs levés arbitrairement dans le cadre de la domination féodale, et qui dérèglent l’équilibre naturel.
Or chez Auvity la notion même de liberté est interprétée de travers. Car la libertas invoquée est libertas communis, c’est-à-dire la possibilité pour un corps collectif de maintenir l’équilibre « homéostatique » de son milieu intérieur contre les intrusions aléatoires et les influences perturbatrices: les communes ne se forment pas pour « obtenir des droits », mais pour se faire accorder des privilèges politico-juridiques limitant la force de l’arbitraire (« tu habites citra vim »). Et le résultat du mouvement communal n’est pas l’émancipation individuelle, mais au contraire la vassalisation collective: les communes sont des « vassales collectives » du roi auquel elles versent des taxes et prêtent leurs milices en temps de guerre. C’est pourquoi, souvent, les chartes communales ont été spontanément octroyées par le souverain parce que les communes contribuaient au démantèlement de la féodalité et au renforcement du pouvoir central.
De même, l’idée de « majorité » ou de « plus grand nombre », chère à Auvity, n’existait évidemment pas, et si l’on peut parler d’une « opinion publique », c’est seulement dans l’expression de la rumeur et dans l’encadrement de cette rumeur par la propagande. Enfin, la monnaie n’avait pas cours, et il n’y a rien de plus éloigné de la mentalité de l’époque que le désir, absurde dans ce contexte, de « payer moins pour gagner davantage » (!) On reconnaît là sans peine le prélat docile du « Ralliement » de l’Église à la IIIe République opéré par un Léon XIII éperdu d’admiration pour le libéralisme de Bastiat « qui a exposé comme en un tableau les bienfaits multiples que l’homme trouve dans la société et c’est une merveille digne d’être admirée. » Effectivement, pour Frédéric Bastiat, le capitalisme répondait au penchant le plus naturel de l’être humain, celui de gagner de l’argent, le marché constituant l’état naturel de la société. Jacques Le Goff a eu beau jeu d’ironiser sur cette naturalisation artificielle d’une idéologie moderne : ni l’Antiquité européenne ni le Moyen Âge chrétien ne furent capitalistes. La formule saugrenue d’une « marche en avant du progrès social » rapportée aux villageois du XIIe siècle procède d’un même mélange entre les idées libérales du Ralliement et les réalités sans aucun rapport du Moyen Âge central. La notion même de « progrès » est, dans ce contexte, parfaitement absurde.
La doctrine du progrès est une sécularisation moderne de la doctrine eschatologique du salut. Suivant l’idéologie du progrès, qui ne remonte pas plus haut que le XVIIIe siècle, l’histoire, linéaire, doit entraîner une humanité homogène vers une fin glorieuse. Désormais, seul le changement a un sens, la permanence n’en a plus, alors qu’avec les mots de Dumont, « la plupart des sociétés – celle du Moyen Âge incluse – ont cru le contraire. » L’idée de progrès n’est pas seulement récente, c’est aussi une idée essentiellement liée aux formes politiques contemporaines : c’est elle qui est au fondement doctrinal des institutions de la République telle qu’on la connaît depuis 1875, c’est-à-dire de la démocratie libérale. Dans ce cadre, l’évocation du « progrès » sert à la fois de prétexte essentiel pour imposer un développement économique capitaliste qui ne bénéficie qu’à la bourgeoisie d’argent et d’argument « social » destiné essentiellement à faire accepter aux politiquement faibles leur spoliation par les politiquement forts : impôts (sécurité), contrôle accru des populations (sécurité et hygiène), obligation de consommer (bonheur), égalitarisme (pour les masses dominées, non pour les élites dominantes), « méritocratie » (c’est-à-dire ascension sociale moyennant des brevets de conformité à la pensée dominante), etc.
Cette doctrine du progrès s’est imposée à travers l’idée d’un « droit au bonheur », promesse démocratique s’il en fût jamais, formulée par Saint-Just. Or l’idée de bonheur, nécessairement matériel, date aussi du XVIIIe siècle. Elle est assurément inconnue du Moyen Âge. Elle est même inconnue en dehors de l’Occident moderne : on ne la trouve ni dans la Bible, ni dans les textes de l’Antiquité, ni parmi les populations d’Afrique ou d’Asie. Tout « progrès », en effet, est d’abord progrès vers le bonheur absolu dans une logique que Péguy qualifiait de « pensée de caisse d’épargne », où le cours du temps se confond avec l’accroissement de bénéfices supposés. Rien n’est plus étranger au Moyen Âge que cette façon de voir, caractéristique de l’âge bourgeois qui commence au XIXe siècle, quand l’essor industriel et le triomphe du libéralisme assurent aux grandes fortunes la maîtrise hégémonique du pouvoir et l’instauration d’un « État de droit » qui protège leurs intérêts au nom de la liberté financière, de la transformation « égalitaire » de la société en un marché où tout est à vendre, et du capitalisme de connivence.
Auvity ne conçoit pas davantage que, tout comme la société médiévale ignorait le capitalisme, elle ignorait la division du travail et reposait sur une division fonctionnelle entre prêtres, guerriers et producteurs. Il n’y avait pas, au XIIe siècle, de « classes sociales », pur produit de la révolution industrielle et de l’avènement du capitalisme. La classe ouvrière n’aurait pas pu exister, faute d’ouvriers au sens où l’entend Auvity (les « laboratores » ne sont ni une classe ni des « ouvriers »). Enfin, la plupart des communautés villageoises se sont certainement organisées au départ dans un mouvement exactement contraire à celui qu’il décrit: des seigneurs laïques ont rassemblé, probablement sous la contrainte, des populations disséminées qu’ils ont enfermées dans les basses-cours fortifiées de leurs citadelles, en coopération fréquente avec des ecclésiastiques. C’est ce qu’on a appelé l’« encellulement » (Fossier) ou l’« encastellement » (Toubert). Sans doute, le modèle de l’encastellement n’est pas universellement valable. Mais c’est indiscutablement celui qui explique le mieux la naissance de Germigny-l’Exempt comme village, et le paradoxe, c’est que les relevés d’Auvity le prouvent!
En dernier lieu, les « bourgeois » dont parle Auvity n’ont aucun rapport avec ceux de la révolution bourgeoise de 1789, et encore moins avec l’esprit des lois de 1875. La grande bourgeoisie médiévale s’est principalement développée comme élite urbaine à partir d’un groupe intermédiaire d’officiers privilégiés exerçant de hautes charges administratives: les ministériaux, c’est-à-dire les prévộts, les maires, les échevins de justice, etc. auxquels la haute noblesse avait délégué l’encadrement direct des populations rurales. Très vite, ces intermédiaires s’enrichirent simultanément par le bas (détournements, accaparements) et par le haut (soldes, bénéfices, récompenses). Réorganisés dans les cités en castes patriciennes, et conscients du pouvoir que leur donnait leur richesse nouvellement acquise, ils purent entrer en concurrence avec la noblesse d’épée qu’ils enviaient et dont ils copièrent superficiellement les mœurs. Cependant, comme Le Goff l’a montré, ces « bourgeois » vivaient normalement en bonne harmonie avec l’aristocratie. Dominique Barthélemy pense qu’il existait non une opposition, mais une symbiose entre l’encellulement seigneurial dans les campagnes et le mouvement communal des bourgeois dans les villes. C’est un schéma « transversal » très séduisant car il rend compte de la réalité des faits.
[4] On se demande bien pourquoi Auvity déplore la victoire de Louis VI venu mettre au pas un usurpateur et un rebelle au nom de la Paix de Dieu. Quoi qu’il en soit, il est visible qu’il ne comprend pas le siège de Germigny-l’Exempt, ses enjeux réels ni l’issue très favorable qu’il a eue pour l’ascension en puissance des Bourbons. Si Aimon s’est rendu, ce n’est certainement pas parce qu’il lui était impossible de résister, mais de toute évidence parce qu’il avait conclu un accord avec Louis VI. La reddition théâtrale d’Aimon, qui effare les spectateurs, l’absolution éclair par le tribunal, la coopération immédiate entre Bourbons et Capétiens dans le contrôle de l’Auvergne, enfin l’union par le mariage des deux familles montre assez, je pense, que le siège de Germigny-l’Exempt, loin d’abattre les Bourbons, leur a au contraire communiqué l’impulsion qui allait un jour les placer sur le trône de France. On notera, comme je l’ai déjà mentionné ailleurs, que c’est le seul point sur lequel je ne suive pas non plus le grand spécialiste du Berry médiéval, Guy Devailly, qui déplore – au contraire d’Auvity, et un peu plus logiquement – que Louis VI ne soit pas parvenu à restaurer dans ses droits le neveu spolié. On ne voit pas ce qui l’en aurait empêché. D’un autre côté, tout indique que l’affaire du siège a été arrangée de toutes pièces entre Aimon Vaire-Vache et Louis VI qui, pragmatique, avait besoin du Bourbon pour l’épauler face à l’Auvergne et ne se souciait aucunement d’un adolescent débile promis à une mort sans descendance. L’opération judiciaire menée par lui au nom de la Paix de Dieu était un simple prétexte, habilement sublimé par Suger qui, sans doute, voulait se persuader que c’était effectivement pour protéger les innocents que son maître avait fait route vers Germigny-l’Exempt. Peut-être même, hypothèse inédite sans doute, mais qui n’est absolument pas irréaliste, qu’Aimon s’est « réfugié » précisément à Germigny-l’Exempt parce qu’il s’agissait d’une citadelle limitrophe du domaine royal qui facilitait l’intervention du roi de France, plutôt qu’au fin fond du Bourbonnais où une incursion du Capétien se serait avérée beaucoup plus problématique en termes « féodaux ». Le fait est, en tout cas, que nous avons affaire à un siège dont tout indique qu’il est truqué.
[5] Les protestants ne sont pour rien dans la destruction de la citadelle, et cette destruction est bien antérieure au XVIe siècle. Le plus probable est que les murailles et la tour furent détruites au cours de l’été 1358, quand les compagnies anglo-navarraises, déferlant à travers le Berry, arrivèrent aux confins du Nivernais, franchirent l’Allier et se cantonnèrent sur la Loire face à Nevers. Germigny alors fut prise en otage. Des compagnies y établirent leurs quartiers et ne libérèrent les lieux qu’après rançon. Nous expliquons les détails dans les Trois Deniers de Gaspard.
[6] Il s’agit là d’une explication parfaitement fausse et même absurde: la forme cubique de la tour n’est pas déterminée par le relief, mais par l’époque. Tous les donjons romans étaient des édifices aux assises quadrangulaires héritées de l’architecture en charpente. Le donjon cylindrique, ignoré dans l’Occident chrétien durant le haut Moyen Âge, n’a commencé à se propager que vers 1100. Jusque là, le donjon roman barlong prévalait dans le Nord et celui de plan carré dans toute l’Europe méridionale. Comme nous l’avons montré, la grosse tour de Germigny-l’Exempt était caractéristique de ces « donjons rectangulaires du Berry » dont Philippe Chapu a dressé l’inventaire. Elle datait de la fin du XIe siècle, avait 15 mètres de côté (la longueur standard variait de 10 à 20 mètres), occupait une surface de 225 mètres carrés et les murs avaient 3 mètres d’épaisseur (l’épaisseur standard variait de deux à cinq mètres). Comparé à Château-Guillaume (1086) qui occupait 100 mètres carrés de terrain pour une hauteur de 20 mètres et à Boussac (1099) dont la base avait une superficie de 320 mètres pour une hauteur de 50 mètres, le donjon de Germigny-l’Exempt entrait dans la moyenne. Les proportions rapportées suggèrent, ainsi que nous l’avons dit, une hauteur de 35 à 40 mètres, altitude admise par Philippe Chapu.
[7] C’est-à-dire après la châtellenie (qui date du XVe siècle). On constate ici malgré tous ses défauts et, disons-le, le burlesque involontaire de ses anachronismes et de ses opinions, la valeur immense de ce document, totalement irremplaçable, la bonne foi d’Auvity quant à l’exactitude du relevé étant au-dessus de tout soupçon, et lui seul ayant eu accès à ce genre de témoignages.
[8] J’ai cherché la référence en question avec l’aide de Jean-François Lefébure, directeur de la bibliothèque Jean-Jaurès de Nevers, et Stéphane Guilhas, des Archives municipales (que je remercie au passage). Nous ne l’avons pas trouvée.
[9] Cette jolie maison du XVIe siècle est aujourd’hui scandaleusement abandonnée à la ruine.
[10] La citation exacte est : Aut si peccare vis, quaere, ubi te non videat, et fac quod vis. Il s’agit, dans le sermon de saint Augustin, d’une exhortation à la chasteté. Dieu voit tout, son regard traverse les murs et les ténèbres, scrute les reins et les cœurs. Aussi la conclusion est-elle en forme de défi : « Ou bien, si tu es résolu à pécher, cherche un endroit où Il ne te verra pas et fais ce que tu veux. » Il semble que celui qui a gravé cette citation ignorait de quel contexte elle était tirée. A moins évidemment qu’il n’ait vraiment voulu décourager les obsédés de venir se défouler chez lui.
[11] Cette citation n’est absolument pas de saint Bernard, mais de saint Augustin (et l’adresse à Marie est classique, mais fautive). La traduction est d’ailleurs inexacte. Il faut comprendre : Marie, ô nom sous lequel il n’est permis à personne de désespérer ! Il est singulier qu’un prélat de l’Église romaine ait si peu maîtrisé les références banales aux pères et aux docteurs de l’Église et le latin en général, où il ne semble pas très compétent. Auvity s’avère de même incapable de détecter la référence à Isaïe dans le tympan ou d’identifier la figure pourtant évidente de Joseph, sans doute parce que, pur produit comme on l’a vu de son époque et du « Renouveau catholique » de 1870-1914, il ne peut imaginer le « chef de la sainte Famille » autrement que sous la forme d’une confiserie saint-sulpicienne comme l’industrie en fabriquait en série pour répondre à la politique de féminisation de l’Église. De fait, il y a loin du vieillard peu appétissant de Germigny-l’Exempt au fringant jeune père à la barbe soignée signé Pieraccini-Pélissier qui tient ses lys d’une main et de l’autre l’enfant Jésus.